Face à la guerre : énormité de l’ambition de ce titre des Cahiers Julien Green n° 2… Mesure-t-on le défi lancé à la recherche littéraire soudainement tenue d’entrer en résonance à la fois avec un conflit mondial, l’épouvante du monde entier, et celle d’un écrivain pour qui, de ses aveux répétés, la déclaration de guerre et l’exode ne furent rien de moins que l’Apocalypse. Green, en souhaitant la publication posthume de son journal intime, aurait-il pressenti qu’une telle expérience nécessitait, plus que toute autre peut-être, d’être fixée par l’écriture en vue de rencontrer de futurs lecteurs, ceux que nous sommes aujourd’hui ?
La folie guerrière ne serait-elle pas en effet, à l’éclairage de plus en plus vif des sciences humaines, l’état foncier de la vie des hommes d’aujourd’hui ? Même la fascination actuelle pour les « aveux » littéraires les plus indiscrets relève de la provocation de l’autre, de sa mise en accusation. Tout est miné. Or le Journal intégral 1940-1945 est, on ne peut plus, le miroir journalier de la folie d’un monde qui ignore pendant cinq années (et plus) où il va et de la « folie » combattante d’un homme qui ne sait ni d’où il est, ni où il est, ni qui il est dans l’incohérence de sa situation d’exilé, de ses désirs et de ses peurs. La main pitoyable, suppliante, de la couverture du Cahier 2 est celle de Julien Green et de millions et de millions de ses contemporains.
Qui dira, s’il en fut ainsi, l’intérêt vital de cet exercice d’écriture qu’on n’ose baptiser de littéraire tant il fait éclater les catégories : le journal intime. Le journal intégral de Julien Green : confiscation patiente du temps qui passe, certes, mais bien plus encore (si l’on se laisse prendre à la tremblante douceur du qualificatif), jouissance de ce qu’on nomme l’intimité, terreau des angoisses à psychanalyser, mais beaucoup plus : refuge inépuisable de la Vie qui passe. Le journal intime d’un temps de guerre ne peut que l’être davantage. De même que celui d’Anne Frank nous livre non seulement une famille, un pays, deux peuples, une Histoire, de même le deuxième des Cahiers Julien Green, au travers de l’intimité vibrante d’angoisses et de douleurs de l’homme de lettres, fait vibrer le lecteur aux peurs et aux désespoirs du monde en guerre.
Mais l’intimité, ce sont aussi les dons que notre sensibilité puise au Mystère de la Vie, ceux qui permettent d’Être, de s’ouvrir au Mystère, extasiés et sans réponse. C’est parce que, en plein conflit mondial, Green demeure poète, sensible à la beauté de la nature, au courage de la jeunesse, à l’héroïsme des résistants, à la douleur des mères et des enfants, que,dans son journal « intime », il célèbre ce qui le fait écrire : l’importance de vivre.
Marie-Françoise Canérot